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Oct. 24, 2018

Le Butō ou comment je suis devenue un fantôme

Il se passe des choses étranges à deux pas du Pont Neuf, dans les sous-sols de l’Association culturelle franco-japonaise de Tenri.

 

On s’y rassemble, on se dévêt, puis, le crâne rasé, on se peint de la tête aux pieds. C’est seulement alors, les genoux légèrement pliés, les yeux mi-clos et les pieds rivés au sol, que l’on s’ébranle. Le corps essaie des contorsions, se meut au ralenti, sous contrôle, guidé par le souffle. Les gestes suspendus sont agités de soubresauts, brisés par des ruptures rythmiques. Le Butō est une danse du corps obscure où règnent dans l’ombre lenteur, poésie et minimalisme.

 

Pour l’écrire en version originale, on emploie deux kanjis : 舞踏 . La transcription littérale désigne cette « danse des ténèbres » qui est née au pays du Soleil-Levant et des fantômes ancestraux (a.k.a. le Japon). Ses deux pères, Kazuo Ohno et Tatsumi Hijikata, lui ont donné naissance dans les années 50 après l’horreur de Nagasaki et d’Hiroshima. Dans un pays dévasté et occupé par les forces alliées, ils leur était devenu difficile de croire les arts anciens du Nō et du Kabuki capables d’exprimer les nouvelles problématiques de leur époque.

 

 

 

Ainsi, dans une culture qui se distingue traditionnellement par son harmonie visuelle, deux danseurs prennent le parti subversif de souligner la laideur. Ils troquent la convention du masque social japonais contre celui de l’angoisse et de la terreur. Des sujets tabous sont abordés au cours de mises en scène qui dérangent ; en partie à cause des personnages : Ohno, le plus jeune des deux, interpréta par exemple un dansho (un gigolo). Hijikata, que l’on appelle parfois « l’âme du Butō », s’inspira librement du Théâtre de la cruauté que l’on doit à Antonin Artaud.

 

On pourrait dire qu’à eux deux, ils incarnent le Yin et le Yang du Butō. L’équilibre savant de cette parenté s’explique en partie par certaines similitudes quant à leurs influences. Bien qu’on puisse noter des différences, Hijikata a dit être inspiré par le surréalisme et le mouvement dada. Ohno aurait également puisé certaines de ses inspirations en Europe, empruntant parfois à l’expressionnisme allemand ses lumières et sa gestuelle. Il suffit pour s’en convaincre de se laisser happer par l’aura irréelle de ce dernier, tout droit échappée du cercueil du Docteur Caligari.

 

 

« Sur ces montagnes où ne pousse aucune herbe, cherchant mes pensées au milieu des souffrances, je me prends à devenir un fantôme. »

— Kazuo Ohno, Notes manuscrites de La Mer Morte

 

 

La théâtralité envoûtante, l’intense corporalité ainsi que l’apparence fantomatique des danseurs peuvent susciter un sentiment premier de répulsion, voire de malaise. Néanmoins la laideur du Butō garde comme objectif de provoquer la catharsis. Cette purification trouve en premier lieu son origine dans les sentiments qu’éprouve celui qui danse grâce à l’introspection. Vangeline est la fondatrice du New York Butoh Institute et du Vangeline Theater. Elle décrit les danseurs du Butō comme des « danseurs de l’inconscient ». Selon elle, ils exprimeraient des pensées et des sentiments que l’on a enfoui. Par un travail qui relève autant du thérapeutique que du théâtral, ce sont leurs propres monstres qu’ils mettent en scène. Ils les font remonter des profondeurs abyssales, pour les affronter et, en dernière instance, les transfigurer. Une danse avec les démons.

 

Commandée par le ressenti, cette danse de l’interne et du profond est d’une certaine manière dirigée par l’invisible. Dans ses vieux jours, Ohno (en) confirme cette idée de danse de l’intériorité : il ne cessera de danser qu’à 103 ans, le jour de sa mort. S’il fallait une preuve de plus pour démontrer le dévouement de cet homme à son art, sachez qu’en fauteuil roulant il continuait de danser par les seuls mouvements de ses mains.

 

 

« Sur ces montagnes où ne pousse aucune herbe, cherchant mes pensées au milieu des souffrances, je me prends à devenir un fantôme. » Butō

 

 

Autre spécialiste du genre, Ishikawa, danseuse, chorégraphe et directrice de la Compagnie Mā, va même jusqu’à qualifier le Butō de « méditation en mouvement ». Cet été, j’ai eu la chance et l’honneur de participer à un stage qu’elle organisait. Elle y enseignait comment réussir à synchroniser le mouvement et la respiration. Dans son approche, respirer fait partie intégrante de la danse. Nous avons également appris à prendre conscience de certaines parties infimes de notre être, à repérer ses oscillations, ses tremblements. Ishikawa affirme ceci qu’on ne saurait remettre en doute : «Nous dansons avec chacune de ses cellules. ».

 

 

Chers amis mortels, vous savez tout désormais. Si, en ce beau mois d’octobre vous souhaitiez comme l’auteur de ces lignes vous réconcilier avec vos démons, nous ne pouvons que vous conseiller le Butō. Osez enfin passer vos habits de fantômes et rejoignez-nous dans les souterrains de l’Association culturelle franco-japonaise de Tenri, 8-12 rue Bertin Poirée, 75001 Paris. On y fait des rencontres sympas.

 

 

« Sur ces montagnes où ne pousse aucune herbe, cherchant mes pensées au milieu des souffrances, je me prends à devenir un fantôme. » Butō« Sur ces montagnes où ne pousse aucune herbe, cherchant mes pensées au milieu des souffrances, je me prends à devenir un fantôme. » Butō« Sur ces montagnes où ne pousse aucune herbe, cherchant mes pensées au milieu des souffrances, je me prends à devenir un fantôme. » Butō« Sur ces montagnes où ne pousse aucune herbe, cherchant mes pensées au milieu des souffrances, je me prends à devenir un fantôme. » Butō

 

– par Lucie Baudin

Le Butō ou comment je suis devenue un fantôme

Oct 2018

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