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Mar. 2, 2021

La couleur de la folie

« La folie est tour à tour considérée comme :  un « mauvais sujet » que la société exclut
de son fonctionnement,une faille dans la raison,  ce qui est « autre » en soit, 
un « décentrement de la personnalité » qui fait appartenir le fou à une autre réalité ».
Mauvais, 2017

 

Il y a quelques années, j’écrivais un article sur la folie et ces mauvais artistes qui nous fascinent tant ; Nerval, Rimbaud, Van Gogh, Virginia Woolf, Artaud, Moebius, Baudelaire, Kanye West… Une myriade de visages étonnants aux cerveaux à la fois talentueux et délirants !

 

La folie est indéfinissable, trouble, elle nous glisse entre les doigts dès qu’on essaye de la définir. Mélancolie, bipolarité, schizophrénie ; n’y-a-t-il pas quelque chose qui rassemble toutes ces maladies de l’esprit et qui nous permette de pénétrer ses mystères ? Une idée nous est alors apparue. Et si la folie avait elle-aussi sa couleur ? Le soleil est jaune, la mer est bleue, et la folie ? Et si chercher la couleur de la folie nous permettait de comprendre un peu plus la nature de cette maladie ? Avides de réponses, nous nous sommes jetés sur les œuvres de Michel Pastoureau, grand historien du Moyen-Age et analyste de la symbolique des couleurs, pour tenter d’y voir plus clair.

 

 

 

Et si la folie était noire… et blanche ?

 

Instinctivement, la première couleur qui nous viendrait à l’esprit pour représenter la folie serait le blanc : une couleur sans couleur mais qui possède bien une valeur, claire, illuminée (comme l’esprit ?), épurée, simple. Pourtant, en y regardant de plus près, le noir peut aussi être une bonne piste : n’oublions pas que la mélancolie, à l’époque classique, était associée à la célèbre « bile noire ».

 

Cette théorie nous vient de la médecine antique, pour qui le corps était composé de quatre humeurs : le sang (venant du cœur), la flegme (rattachée au cerveau), la bile jaune (le foie) et la bile noire, qui venait de la rate. Selon eux, les mélancoliques et les anxieux avaient simplement trop de cette bile noire, qui refroidissait leur corps et les condamnait à vivre malheureux. Une explication simple, mais efficace. La mélancolie était donc extrêmement associée à la couleur noire, couleur de l’obscurité et de la nuit.

 

La Mélancolie, Albrecht Dürer (Photothèque Hachette.)

 

 

 

La nuit, c’est aussi le moment où l’on rêve. Or, cette activité a toujours été étroitement associée à la folie. Pour certains, la folie n’est pas autre chose que de rêver éveillé ! La nuit est le moment où les choses sont cachées, et où d’autres prennent vie : les fantômes, les spectres, les hallucinations ; tant de choses associées à la couleur blanche !

 

Alors, la folie ne serait-elle pas simplement… noire et blanche ? Le noir et blanc, qui fait penser au cinéma muet ou à des tableaux comme La Mélancolie d’Albrecht Dürer, pourrait très bien être la couleur de la schizophrénie : Docteur Jekyll et Mister Hyde, Le Portrait de Dorian Gray, Fight Club… le double peut être représenté par les couleurs blanches et noires, qui sont totalement opposées et contraires.  Les sosies ou les jumeaux ont toujours été un sujet inquiétant ; Selon la tradition du Doppelgänger, chaque humain a un double, et le jour où il se retrouve en face de son double… c’est la mort. Chouette ! Chez certains malades, les troubles dissociatifs de la personnalité peuvent amener à être scindés en deux êtres totalement opposés, qui se haïssent (Allez jeter un coup d’œil à la BD Les jours qui disparaissent tant qu’on y est).

 

 Sans titre, Henri Michaux, 1937 « Le noir est ma boule de cristal. Du noir seul, je vois de la vie sortir »1. Henri Michaux

 

 

En général, la folie est aussi rattachée à cette ambivalence d’ombre et de lumière : le fou ne sait pas, mais il croit savoir ; il est illuminé par une mauvaise lumière. Cette ambivalence est aussi signifiée par le « Soleil noir » de Nerval – qui ne connait pas ces célèbres vers ? :

 

 

 

« Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé,
Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie :
Ma seule Etoile est morte, – et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

 

Gérard de NERVAL,Les Chimères, 1972.

 

 

Bel oxymore que ce « Soleil noir » ! Dans toute la poésie romantique d’après Nerval, la mélancolie (ou Spleen) sera symbolisée par cette image, qui éclaire d’une lumière-sombre. Et si c’était ça la folie ? Une blancheur sombre… Mais qu’est-ce qu’en dit l’histoire et la science ?

 

Et si la folie était jaune… et verte ?

 

Pastoureau, notre cher spécialiste des couleurs, nous dit que traditionnellement la folie est un mélange de jaune et de vert !

 

Pourquoi le jaune ? Parce que la médecine antique a relevé une récurrence de nuances jaunâtres chez les malades : les yeux jaunes, les dents, le teint aussi parfois. De plus, le jaune est associé historiquement à ce qui se situe dans les marges de l’ordre social (prostituées, bagnards). On coiffe et on habille les malades mentaux de camisoles jaunes, à l’image des fous et des bouffons de l’iconographie médiévale3. Parfois même, dans certains pays d’Europe centrale comme la Hongrie et la Russie, et ce jusque dans les années 1920, les asiles de fous sont peints en jaunes et sont même appelés « maisons jaunes ».

 

Au cinéma, la couleur jaune signifie instantanément la folie. Que ce soit le teint ou l’atmosphère, il est assez intéressant – et inquiétant – de remarquer que l’image jaunie à l’arrivée d’un personnage délirant.

 

L’Eloge de la folie, Erasme, Editions Diane de Selliers, illustré par les peintres de la Renaissance du Nord
 Vol au-dessus d’un nid de coucou, Miloš Forman, 1975, (Arte)
Shining, Stanley Kubrick, 1980 (Jack Nicholson retires over memory problems (pravda.ru)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il est vrai que le jaune est une couleur double : son versant positif rappelle l’or ou la lumière du soleil et son versant négatif quelque chose de sale, de malade, lié au pipi ou à la bile, une sorte de blanc sali. Pas étonnant que l’on l’associe donc à ce qui est rejeté par la société : les fous, les malades, les prostituées.

Si l’on se représente la folie par une couleur jaune, c’est que celle-ci renvoie à l’idée de maladie mentale, quelque chose qui entacherait le cerveau ; c’est la grande thèse de la psychiatrie. Or, une des théories soutenues par Artaud, Nerval ou encore Foucault – eh oui, même lui – est que la folie est un produit de la société et de la culture et que le fou, loin d’être malade, est celui-là même qui voit le réel tel qu’il est vraiment. Nous serions dès lors, nous, les sains d’esprits, bernés par des ombres au cœur d’une petite caverne (ou dans une matrice) tandis que le fou, lui, serait éclairé par la vérité.

 


Le désespéré, Gustave Courbet, 1843-1845, Autoportrait, Huile sur toile, 45x54cm

 

 

 

Mais passons un instant du côté de la couleur verte. L’association du vert et de la folie vient originellement du fait que le vert symbolise la mort et Satan, deux choses qui tendent à se rapprocher, dans l’imaginaire poétique et métaphorique, du délire. On en vient même à représenter les martiens de couleur verte, comme si elle représentait l’inconnu, l’étrangeté absolue !

 

Le vert est en général une couleur vénéneuse, celle des poisons et de la maladie. Elle symbolise le désordre : au théâtre, les acteurs en viennent même à refuser de porter cette couleur sur scène, de peur qu’elle porte malheur à la pièce. Pourtant, c’est aussi la couleur de la nature, de la jeunesse et de l’espérance. Dans le Coran, le vert est très positif car il est associé au printemps, au ciel et au paradis. Toutes les couleurs sont donc totalement ambivalentes et paradoxales. Alors quittons les sentiers de l’histoire pour revenir à la couleur qui nous apparaît instinctivement pour définir la folie.

 

 

 

Michel Pacher, Le diable tend le livre à saint Augustin,1470-1475, Altepinakothek de Munich

 

Vincent Van Gogh, Green wheat field with cypress, 1889

 

 

Et si la folie était rouge ?

 

Nous avons tour à tour évoqué la question de la mélancolie, de la schizophrénie et de la folie comme maladie pure, mais qu’en est-il des autres formes de délires ?

 

La première image qui nous vient à l’esprit lorsque l’on imagine une crise de folie est la couleur rouge, pas vous ? Les yeux écarlates, le sang qui afflue dans les joues, cette couleur est celle qui rend les taureaux fous ! Le rouge nous amène vers ce qui est lié au sang, au feu et à la passion. Et si Satan est souvent représenté par la couleur verte, le rouge est bien évidemment la couleur des enfers : le feu des flammes du tartare qui brûlent sans éclairer…C’est cette couleur qui représente par essence le Diable et ses démons, qui ont souvent la tête rouge sur les peintures murales de l’époque romane. Or, le diable, les enfers, sont autant d’images du « mal » que l’on rapportait traditionnellement à la folie :

 

“Au-delà d’une compréhension de la folie perçue comme l‘œil de Dieu, on l’associe également, et de manière récurrente, au Diable. Au Moyen-âge, on croyait que le fou était celui que Satan possédait pour parler aux hommes”

 

 

 

Legend, Ridley Scott, 1985 (Les échos d’Altaïr » Monstres sacrés : Darkness (unblog.fr)

 

 

Au Moyen-Age on obligeait les prostituées à porter des vêtements écarlates pour les distinguer des « honnêtes femmes », comme si on voulait signifier dans l’inconscient des hommes un danger, une interdiction. Oui, le rouge est bien la couleur des panneaux de signalisation qui interdisent quelque chose, car elle est directement associée au danger. C’est aussi et bien sûr la couleur de l’amour charnel et de la passion. Or, la passion ne conduit-elle pas à la folie ?

 

Plus tard, cette couleur s’est politisée, devenant celle des communistes et de la Révolution, toujours et sans cesse associée à la violence et au sang. Quoi de mieux pour représenter la violence de la folie ?

 

 

 

Les éléphants, Salvador Dali, Peinture sur huile, 1948, 49x60cm.

 

 

 

Et si la folie était en fait… arc-en-ciel ?!?

 

 

Si le bleu symbolise plutôt la tempérance et l’esprit, elle peut aussi être associée à la tristesse, la mélancolie (avoir le blues). C’était d’ailleurs la couleur fétiche des auteurs romantiques tels que Victor Hugo ou encore Baudelaire. Le violet, lui aussi, est souvent associé aux démons et aux enfers dans l’iconographie médiévale.

Entre noir, blanc, jaune, vert, rouge, bleu et violet, la folie est donc une maladie arc-en-ciel !

En y réfléchissant davantage, n’est-ce pas stupide de vouloir accorder une couleur unique à une abstraction ? Dès qu’on essaye d’attribuer une couleur à une idée (associer par exemple le rose à la féminité…), cela ne donne pas vraiment de très bons résultats.

 

 

 

Et si la folie était incolore ?

 

Depuis toujours, on évite d’associer trop de couleurs aux établissements et aux vêtements des malades mentaux, pour qu’ils ne se fassent pas trop remarquer. Parfois même, les images transparentes, qui n’ont pas de couleur, sont les plus effrayantes. De plus, la folie est la raison « éblouie », dans la mesure où le fou est ébloui par sa maladie et aveuglé par ses hallucinations. Dès lors, le fou perdrait sa vision, aurait une conscience aveugle, et donc incolore. La folie serait donc l’absence même de couleur…

 

« La raison éblouie ouvre les yeux sur le soleil et ne voit rien, c’est-à-dire ne voit pas »6

 

Il est aussi intéressant de remarquer que Woody Allen, lors de sa période de mal-être et de psychanalyse, n’a fait que des films sans couleurs. Enfin, pour Derrida, célèbre philosophe du déconstructionnisme, la folie est par essence ce qui ne se dit pas. C’est l’absence totale d’œuvre car la raison ne peut parler de ce qui est hors d’elle et qui se trouve dans l’insensé. La folie est absence de couleur et silence.

Finalement, la folie est donc aveugle… et muette ! Il n’est donc pas étonnant que la folie, dans une grande partie des cas mène au silence, au chaos, au vide et donc…au suicide.

 

 

« Leur seule façon d’exister devient l’absence ; tout est tellement parti que le silence s’impose, face à l’œuvre interrompue. C’est le suicide »7.

 

Finalement, la folie est donc aveugle… et muette ! Il n’est donc pas étonnant que la folie, dans une grande partie des cas mène au silence, au chaos, au vide et donc…au suicide.

 

 

 

 

1 MICHAUX, Henri, Passages, L’imaginaire, Gallimard, Paris, 1963, p.58
2 NERVAL, Gérard de, Les Chimères, Le Livre de Poche, Paris, 1972, p.177
3 PASTOUREAU, Michel, Jaune. Histoire d’une couleur, Edition du Seuil, Paris, 2019, p.189
4 PASTOUREAU, Michel, Vert. Histoire d’une couleur, Editions du Seuil, Paris, 2013, p.162
5 Mauvaismagazine, Le fou, ce génie                                    Et vice-versa – Mauvais Magazine
6 FOUCAULT, Michel, Histoire de la folie à l’âge classique, p.310
7 FLEURY, Pierre, Nerval et Schumann, la folie en partage, presses universitaires de Vincennes, Paris, 2018, p.141

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