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1946 : la menace bikini

Baigneuses à Deauville (Calvados). Eté 1946. © Roger-Viollet

 

 

A l’été 1946, sous la menace latente de la bombe-A , un tout petit maillot de bain fait irruption sur le marché du prêt-à-porter occidental. Et avec lui entrent en scène les premières bombes sexuelles de l’histoire.

 

En juillet 1946 débutait l’opération Crossroads, une série d’essais nucléaires de l’armée Américaine sur l’archipel de Bikini, dans l’océan Pacifique, pour observer la puissance destructrice de la Bombe-A dans les environs. La bombe Able est larguée le 1er juillet, l’atoll de Bikini explose, mais un aileron défectueux sur le missile lui fait rater sa cible d’un demi kilomètre. Seulement 5 des 90 navires postés aux alentours pour l’expérience sont détruits par la déflagration.

 

 

 

 

 

Pas plus tard que quatre jours après l’explosion de Bikini, à la piscine Molitor de Paris, était présenté au public le tout premier costume de bain féminin deux pièces, par l’ingénieur automobile et styliste français Louis Réard. Il déclarait alors fièrement être le créateur d’un maillot de bain « plus petit que le plus petit maillot de bain du monde », en comparaison à la collection Atom de Jacques Heim qui ne découvrait ni les hanches, ni le nombril. Et comme son créateur avait la conviction qu’il provoquerait “un impact dramatique sur le public, similaire à celui d’une attaque nucléaire”, il l’a nommé le “Bikini”.

 

 

On touche là à l’apparition de l’appellation d’origine contrôlée ‘bombe sexuelle’, ou ‘sex bomb’ pour les bilingues. D’ailleurs, la bombe Able de Crossroads portait le surnom de Gilda, tout droit tiré du personnage qu’incarnait Rita Hayworth dans le film du même nom. Gilda est une femme à la beauté iconique et ravageuse qui n’a de cesse de séduire et de tromper la gente masculine avec désinvolture. Passons sur la complexité folle du personnage, toujours est-il que la sus-surnommée bombe Gilda aurait selon la rumeur été décorée avant lancement d’une image de Rita Hayworth, collée juste en dessous des lettres

 

G   I    L   D    A

 

peintes à même la coque de l’engin par un cabincrew plein d’humour militaire.

 

 

 

Dans la culture populaire de l’époque, des parallèles fleurissent entre les dangers d’une libération sexuelle féminine et la menace nucléaire. Dans un rapport sur le danger atomique publié par le gouvernement américain, les rayons radioactifs Alpha, Beta et Gamma sont personnifiés en femmes tentatrices décorées d’écharpes de miss, et le concours de beauté “Miss Atomic Bomb” présente à Vegas des showgirls costumées en champignon atomique. Des années après, Miss Jupiter apparaît peinte sur la coque du bombardier Enola Gay dans le générique de Watchmen, j’en passe et des meilleures.

 

Et comme rien ne se perd, tout se transforme, la belle tradition de comparer l’attractivité d’une femme à de l’armement militaire rutilant passe à la postérité. Et voilà que des ‘avions de chasse’, ‘bombasses’, ‘blondes atomiques’, et autres ‘sacrées paires d’obus’ cavalent encore aujourd’hui en liberté.

 

 

L’interprétation de la sexualité des femmes comme un pouvoir subversif et malfaisant prend racine aussi dans la sphère politique. Aux Amériques à l’époque, au niveau étatique, la menace atomique est certes un danger de destruction massive, mais pas seulement. Le gouvernement craint aussi une déconfiture de l’ordre établi et de la bonne morale, notamment en matière de mœurs sociales et sexuelles.

 

 

 

 

Aux yeux des autorités, une attaque nucléaire mettrait en péril la stabilité et l’unité des familles américaines, au profit d’une débauche généralisée sur le territoire. Aux grands maux les grandes paranoïas. Une vague de puritanisme et de diabolisation des sexualités « déviantes » inonde les théories de divers champs scientifiques et politiques. Le climat de guerre froide qui s’est installé pendant les années 40 a attisé mille-et-une peurs irrationnelles de voir l’unité nationale s’effondrer. (1)

 

 

Via entre autres l’American Social Hygiene Association, responsable de la santé sexuelle et de la prévention des maladies vénériennes, le gouvernement orchestre une magistrale propagande d’État et façonne l’imaginaire sombre d’une société post-bombe. Charles Walter Clarke, physicien estampillé Harvard, en a la direction. Il publie en 1951 des mesures de prévention en cas d’attaque nucléaire pour empêcher ce potentiel grand dévergondage, dans le Journal of Social Hygiene.

 

 

A la suite d’une explosion atomique, les familles seraient brisées et leurs membres séparés, perdus dans la confusion”, il faudra “réprimer vigoureusement la prostitution, ainsi que décourager la promiscuité, l’ébriété, et le désordre”.

 

 

On est alors au début des années 50, et l’ordre social est d’autant plus instable que les femmes (qui ont charbonné en tenues ouvrières pendant toute la guerre) sont davantage présentes dans l’espace public et travaillent de plus en plus. La Social Hygiene Association y voit de nouveau un trouble à l’ordre social et sexuel : leur corps doit faire son retour au domestique et au privé, leur indépendance financière est menaçante. Elles sont des dangers envers la morale traditionnelle et l’intégrité de l’état nation.

 

Le largage du bikini passe d’autant plus mal dans ce contexte : il ne dénude pas seulement les femmes, et c’est bien là le malheur; il les dénude en public, sur la plage. C’est un vêtement “intime”, mais d’extérieur. Et ce sont deux concepts qui ne cohabitaient pas à l’époque.

 

 

 

 

“Le bikini offre tout à voir d’une fille, tout à part le nom de jeune fille de sa mère.” selon les mots de Réard.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le choc du bikini est aussi né de la croyance occidentale que l’intimité d’une femme réside dans son corps, et nulle part ailleurs. Dans chaque centimètre carré de sa peau, chaque fragrance sucrée qui s’échappe de ses dessous. Comme si en réalité, une fille qui se dénude c’est une fille qui fait des confidences, qui offre ses secrets les mieux gardés, toute sa singularité, en public. Les remous médiatiques de ce toutoutout petit maillot de bain incarnent pour la sexualité féminine le sempiternel paradoxe entre son pouvoir érotique et son énergie reproductrice, qui doit être contrôlée et domestiquée. L’espace domestique reste le seul espace suffisamment retranché et impénétrable (pour beaucoup d’époques et de cultures différentes), où la nudité d’une femme est à sa place, sans rimer avec provocation, vulgarité ou prostitution.

 

Il serait naïf de considérer Réard comme un féministe punk pro-sexe qui libérait les femmes de leurs carcans vestimentaires. Le pouvoir explosif du bikini concernait en réalité la sexualité des hommes et le fantasme masculin de la possession intime, de la conquête d’un corps vierge de tout autre homme, entre les murs. Le fantasme de LEUR femme. Le bikini étalait dans l’espace public un tout nouveau pouvoir érotique, subversif et interdit, un pouvoir propre à la prostituée jusqu’alors. Et qui soudainement pouvait se montrer en chacune des filles, auparavant respectables, venues se détendre sur la Riviera.

 

Quant à l’origine de la très fameuse agglomération de Bikini Bottom, fief de Bob l’éponge, aucun lien suffisamment certain avec le cas traité ici n’a été établi à ce jour.

 

 

(1) La chercheuse Elaine Tyler May les développe dans le chapitreExplosive Issues : Sex, Women and the Bomb de son ouvrage American Families in The Cold War Era,  si vous voulez le fin mot de cette histoire.

 

 

Julie Notlate

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