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Jan. 31, 2022

Synesthésie : sentir la couleur et voir la musique

Synesthésie : du grec syn, ensemble, et aisthesis, sensation

Est-ce que vous voyez des couleurs quand vous pensez à quelqu’un ? À des formes ? Des mots ? Ou quand vous entendez de la musique ? Si oui, alors vous êtes peut-être synesthète.

Voir la musique

La synesthésie est un phénomène neurologique qui touche environ une personne sur deux milles. La personne synesthète associe de façon inhabituelle et involontaire différentes perceptions et représentations. On recense plus de soixante variantes, dont le dénominateur commun est l’amplification des liens entre perceptions et représentations mentales habituellement séparées. En d’autres termes, une personne capable de synesthésie peut associer deux ou plusieurs sens entre eux, et se retrouver à sentir de la couleur ou voir de la musique.

Un exemple de synesthète connu est le peintre russe Vassily Kandinsky, dont le sens de l’audition aurait été associé à celui de la vue. Sons et couleurs étant intimement liés dans son esprit, il pouvait ainsi « voir la musique », ce qui le poussa à tenter de peindre des sons et des mélodies et le mena vers l’art abstrait.

Le travail de Kandinsky est marqué de compositions rythmées, d’œuvres mélodiques, où, selon les mots de l’artiste, « les couleurs sont les touches d’un clavier ». Il associait également les couleurs à des instruments de musique, comme le bleu clair pour la flûte, le violet pour le cor anglais, ou le jaune pour la trompette.

Si la synesthésie de Kandinsky vous intéresse, le Centre Pompidou et Google Art Culture proposent l’expérience de « jouer » un célèbre tableau du célèbre peintre avec leur projet « Play a Kandinksy ».

Vassily Kandinsky – Jaune-Rouge-Bleu (1925)
Vassily Kandinsky – Jaune-Rouge-Bleu (1925)

Voir la musique est une forme de synesthésie assez répandue chez les grand·es musicien·nes ou amateur·trices de musique. Une sorte d’oreille absolue.

Le compositeur Olivier Messiaen expliquait en 1988, « je vois des couleurs quand j’entends des sons. Mais je ne vois pas les couleurs avec mes yeux, je les vois intellectuellement, dans ma tête ». Il écrivait sa musique comme une peinture, décrivant par exemple un mouvement de son quatuor « bleu et mauve, doré et vert, et rouge violet avec une tonalité gris acier », pouvant ensuite le rejouer à l’infini avec pour seul support cette partition-palette.

Olivier Messiaen, Oraison, 1937

Franz Liszt, autre grand compositeur, était également synesthète. Il demandait à ses musicien·nes de jouer « un peu plus bleu » ou « pas si rose ! ». Duke Ellington, lui, était capable de voir en couleurs le mariage des timbres des instruments. Il disait entendre les notes des membres de son groupe en couleurs, variant d’une personne à l’autre : « Si Harry Carney joue, D est une toile de jute bleu foncé. Si Johnny Hodges joue, G devient satin bleu clair »

Il en va de même pour Beyonce et Billie Eilish ! En 2013, « Queen B » révélait être atteinte de synesthésie et attribuait une partie de sa créativité à cette neuro-divergence. Quant à Billie Eilish, elle pourrait non seulement visualiser les couleurs de ses musiques, mais également les formes et les textures, de façon automatique et involontaire. Elle raconte comment sa chanson Burry A Friend lui provoquait des couleurs sombres (gris, noir, marron), alors que Xanny projetait des « nuances de velours et de fumée ».

Enfin, les synesthètes dans l’industrie de la musique actuelle sont plus nombreux·ses que l’on pourrait le penser. — Franck Ocean a créé son album Channel Orange en s’inspirant de la couleur qu’il a vu la première fois qu’il est tombé amoureux. Lorde ne veut pas travailler avec des sons qui lui provoquent des couleurs désagréables et aurait réécrit « Tennis Court » de manière à ressentir « de beaux verts ». Tori Amos imagine ses chansons comme des kaléidoscopes. Kanye West voit « les pianos en bleu […], les basses et les caisses claires en blanc ; les lignes de basse comme du marron foncé, du violet foncé ». Dev Hynes (Blood Orange) ressent des couleurs très saturées et vit sa synesthésie comme un trouble… Et la liste est longue.

La couleur des mots

La synesthésie a également une place de choix dans la littérature. L’écrivain américano-russe (et grand lépidoptériste) Vladimir Nabokov aurait choisi le prénom de son héroïne Lolita car il lui rappelait les couleurs d’un papillon qu’il aimait beaucoup. Visiblement atteint d’une synesthésie dite « graphème-couleur » qui consiste à associer les lettres de l’alphabet à des couleurs (la plus répandue puisqu’elle représente environ 65% des synesthètes), il écrivit dans son autobiographie :

« La sensation de couleur paraît être déterminée, chez moi, par l’acte même de former avec la bouche une lettre donnée tout en m’en représentant le tracé écrit. Le « a » de l’alphabet anglais a pour moi la nuance du bois sec, mais un « a » français évoque l’ébène poli. Le groupe des noirs comprend « g » (caoutchouc vulcanisé) et « r » (un chiffon noir de suie qu’on déchire). […] Si l’on passe maintenant au groupe des bleus, il y a « x » couleur d’acier, l’horizon indigo sombre de « z », et le « k » myrtille. »

Papillons dessinés par Vladimir Nabokov
Dessins de papillons, par Vladimir Nabokov

On peut se demander si l’autrice Virginia Woolf n’avait pas ce même trouble, tant ses œuvres sont emplies de couleurs, et convoquent des personnages euxelles-mêmes capables de ressentir les teintes et les nuances des mots. Dans les écrits de Woolf, l’air du matin est « gris-bleu », les oiseaux « mouchetés de canari et de rose ». Cela est particulièrement frappant dans son roman-poème Les Vagues, où le personnage de Susan dit : « Ce sont des mots blancs… comme des pierres que l’on ramasse au bord de la mer ».

Couverture Les Vagues Virginia Woolf
Les vagues – Virginia Woolf

Difficile de savoir précisément où commence et où s’arrête la synesthésie, puisque l’on peut retrouver différentes perceptions à l’intérieur d’une même forme. Pour une personne donnée, comme pour Vladimir Nabokov, une lettre ou un chiffre aura toujours la même couleur, précise et claire (ex : le « A » est toujours noir, comme dans le poème Voyelles de Rimbaud) ; pour d’autres la couleur semblera changer, s’altérer, ou être produite par l’imagination. Les combinaisons sont personnelles et infinies.

poème voyelles de Rimbaud
Voyelles – Arthur Rimbaud (1883)

Il est également possible d’associer une ou plusieurs couleurs à une personne, toujours de manière involontaire, et constante dans le temps. On en retrouve des exemples dans la littérature russe, notamment dans Guerre et Paix, où Tolstoï fait dire à son personnage Natacha Rostov au sujet d’un de ses prétendants : «  C’est un bon garçon, bleu foncé mêlé de rouge ».

The Unsent Project - Rora Blue
Unsent project – Rora Blue

L’artiste synesthète Rora Blue a lancé « The Unsent Project” en 2015, pour déterminer la couleur dans laquelle les gens voient l’amour. Elle a demandé à des inconnu.es d’écrire un message adressé à leur premier amour, dans la couleur qu’iels avaient ressentie en tombant amoureux.ses.

La synesthésie selon Loïse Alline

Loïse Alline est une jeune plasticienne diplômée de l’Ecole Supérieure des Beaux Arts d’Angers, actuellement basée à Paris. Evoluant au sein d’un univers graphique singulier et coloré inspiré du monde qui l’entoure, sa pratique oscille entre sculpture, peinture, installations, vidéo et dessin. Ses thèmes de prédilection naviguent autour de la période charnière de l’enfance, la dualité entre régression et peur de grandir. Registre naïf, sensible, ringard et glauque, elle détourne des scènes de vie en y mêlant humour décalé et sarcasme.

Pour Mauvais Magazine, elle présente sa vision de la synesthésie, à travers une œuvre sonore et vidéo.

« La Synesthésie by Louise et Loïse » – Loïse Alline

Des formes infinies, et parfois déconcertantes… 

Même si des études démontrent une corrélation importante entre synesthésie et créativité, toutes les personnes atteintes de synesthésie ne sont pas forcément des peintres, auteur·trice, ou musicien·nes de génie. Les formes de synesthésies sont si nombreuses qu’on les retrouve dans tous les domaines, et même loin des arts, de façons parfois beaucoup plus abstraites et déconcertantes.

En mathématiques par exemple. Au 19ème siècle, le polymathe Sir Francis Galton expliquait voir les nombres comme flottant dans l’espace, chacun à une position précise. C’est ce qu’on appelle la synesthésie numérique. Encore une fois, la perception de cette même forme de synesthésie peut varier. Certaines personnes décrivent les chiffres de 1 à 10 comme s’alignant sur la gauche, de 10 à 20 se déplaçant en zigzag, ou de 20 à 30 formant des boucles.

Le docteur Georg Sachs écrivait en 1812 sur son propre cas « dimanche est blanc, parfois jaunâtre, lundi est gris, mardi à une couleur sombre et incertaine… ». Il a tenté d’expliquer ces phénomènes, sans grand succès, tant la synesthésie est large et complexe. Il se pourrait que ce soit une « personnification ordinale/linguistique », qui consiste à associer des lettres, mots, concepts, sons, à des personnalités. La poétesse Anne Sexton écrit à ce sujet « Dieu a une voix brune, douce et pleine comme de la bière». D’autres pourraient vous dire « A est d’un naturel joyeux », « 37 ressemble à de la neige», ou « mardi se vexe facilement ».

couleurs des heures et des jours
Illustration du livre « Wednesday is Indigo Blue » par Cytowic et Eagleman

… voire carrément déconcertantes

Le professeur de neurologie à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière-Paris-VI, Laurent Cohen, a écrit sur plusieurs de ses patient.e.s dans son ouvrage « Le Parfum du rouge et la Couleur de Z ». Il y présente Madame B, qui voit les mots flotter dans les airs quand elle les entend, et qui a vécu dans la crainte d’être folle toute sa vie. Monsieur C, pour qui prononcer le mot « prison » donne l’impression d’avoir un morceau de lard froid dans la bouche, ou les mots comportant la lettre « k » déclenchent un fort goût d’œuf. Si pour beaucoup l’attention joue un rôle dans la prise de conscience de la synesthésie, pour d’autres elle s’impose complètement et peut être un inconfort.

On peut noter, sur une note plus amusante, cette internaute atteinte de synesthésie graphème-goût qui propose à ses followers de leur dire quel “goût” ont leurs prénoms. Ainsi, « Catherine est une biscotte trempée dans du chocolat et du café », « Sabine a un goût de savon », « Barbara est une bague en plastique », « Keith est un chewing-gum à la menthe », et Tilly… « juste des boutons d’une boutique à l’ancienne des années 50 ».

tweet sur la synesthésie

Alors, connexions en trop, communication excessive entre les systèmes ou contamination d’une sensation par une autre ? A ce jour, les résultats scientifiques sur le sujet restent remarquablement incohérents. En attendant avec espoir d’y voir plus clair dans quelques années, nous pouvons nous poser la question : le trouble synesthésique, don ou tare ? (Et je me demande bien quel goût à mon prénom !) 

Louise des Places

Synesthésie : sentir la couleur et voir la musique

Jan 2022

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