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La tragique histoire d’Elizabeth Siddal, peintre, poétesse, et éternelle Ophélia.
Portrait d’Elizabeth Siddal, ROSSETI Gabriel Dante, 1854
Notre histoire commence en Angleterre au 19ème siècle, lorsqu’un petit groupe d’artistes cherchant à retrouver la beauté et la morale des œuvres primitives italiennes se met en quête de leur muse. Au même moment, à Londres, une jeune modiste rêve de poésie. Elle ignore encore que quelques années plus tard, dans une baignoire, elle deviendra, pour toujours, une tragique héroïne Shakespearienne.
La pauvre malheureuse, baignant dans son linceul mouillé, entourée des ses fleurs dont elle fit sa couronne, et encadrée par sa chevelure rousse pareille à des serpents d’eau, repose au Tate Britain, les joues encore rosies, et la bouche entrouverte de laquelle on imagine entendre ses chants de folie. C’est la représentation d’Ophélia, la triste fiancée d’Hamlet, la plus célèbre, à peu de choses près, celle de Millais, John Everett de son prénom.
S’il n’est pas nécessaire d’avoir fait option histoire des arts pour ne serait-ce que connaître de vue l’œuvre en question, le nom de son peintre est moins fameux. Quant à celui de la modèle ayant posé en Ophelia, lui, est carrément réservé à un public restreint, de passionnés, spécialistes, obsessionnel ou aux chanceux tombant par hasard sur un article la concernant (c’est précisément ce qui est en train de vous arriver). En 1849, celle qu’on appelle Lizzie, a à peine 20 ans, et travaille comme modiste dans le quartier de Covent Garden, à Londres, et y confectionne des chapeaux. Un jour qu’elle est en train de travailler, un homme pénètre la boutique pour une raison que l’histoire n’a pas retenue. Il s’agit de Walter Deverell, et il lui propose de poser pour lui, en Viola, personnage androgyne de La nuit des rois de Shakespeare.
Il tombe béat devant sa beauté, peu commune pour l’époque. Tandis que la peinture y célébrait la beauté ronde, une féminité de madone de la renaissance, aux formes développées, Elizabeth elle, est longue, mince, ses hanches et sa poitrine sont peu développées et de longs cheveux auburn encadrent son visage diaphane. Elle correspond en tout point aux canons de beauté portés par les peintres préraphaélites. Les initiateurs du mouvement ont-ils vu en elle leur idéal rêvé de la femme, ou est-ce elle qui a inspiré la silhouette des femmes hantant leurs œuvres? Bien qu’à l’époque, être modèle s’apparente dangereusement à de la prostitution (donc pas vraiment très bien vu), Lizzie accepte, et si vous voulez mon avis elle aurait mieux fait de continuer à faire des chapeaux, mais je vous laisse découvrir la suite.
« Twelfth Night » Walter Howell Deverell, 1850n Tate Britain. Lizzie pose en Viola, à gauche de la peinture.
Le peintre s’empresse d’aller rapporter à ses confrères de la «Pre-Raphaelite Brotherhood », qui dénote quelque peu avec le paysage artistique de l’époque, la découverte qu’il vient de faire en la personne de la jeune Lizzie.
« Vous ne pouvez pas savoir quelle stupéfiante beauté j’ai trouvée ! Sapristi ! Elle est belle comme une reine, magnifiquement grande, avec une silhouette adorable, un cou bien droit, et un visage aux traits les plus délicats et les plus exquis… Elle a des yeux gris et une chevelure éblouissante comme du cuivre…1 ». – aurait-il écrit à son ami Dante Gabriel Rossetti.
Notez qu’il ne précise nulle part si elle est sympa ou si elle a une couleur préférée, un trait de personnalité spécial, enfin jusqu’ici Siddal est quand même uniquement reléguée au rang d’objet agréable à regarder. Ce qui ne paraît pas si absurde, on n’en demande pas plus d’une modèle, mais enfin tout de même. Les autres semblent plutôt convaincus par le portrait dressé par leur copain. Très vite, Elizabeth va rencontrer tout ce petit monde, et devenir une des muses les plus prisées du mouvement.
C’est donc en 1852 que Millais fait poser Lizzie en Ophélia se noyant. Des heures durant, il l’a peinte, tandis qu’elle est couchée dans une baignoire, peu vêtue. Afin de rendre l’activité, ou plutôt la non activité supportable, il dispose sous la baignoire de petites bougies pour chauffer l’eau dans laquelle baigne la jeune femme. Evidemment, au bout d’un certain temps, ces dernières s’éteignent une à une sans que le peintre, probablement trop absorbé par son travail, ne s’en rende compte. Lizzie en sortira avec une pneumonie. Plutôt la tuile, parce qu’à l’époque, une pneumonie, ça ne se soigne pas comme ça. Et la médecine existante coûte cher. Le père d’Elizabeth force d’ailleurs Millais à payer pour ses soins, ce qu’il finira par faire. On peut dire qu’il aura bien rentabilisé les frais par la suite, au vue des bénéfices des tableaux où pose la modèle.
« Ophelia », John Everett MILLAIS, 1852, Tate Britain.
Le Laudanum, qu’on donne aux malades, est le remède utilisé pour tout et n’importe quoi, et est prescrit à l’époque pour soulager toutes sortes de douleurs. Et pour cause, il s’agit d’un mélange d’opium, de morphine, d’alcool à 30° et de safran. En plus d’être excessivement nocif, le « médicament » est très addictif, et Lizzie, comme beaucoup d’autres, en devient rapidement dépendante. On sera d’accord sur ce point, jusqu’ici, hormis le fait d’être représentée sur des jolis tableaux, le métier de modèle ne semble rien apporter de vraiment enviable à la jeune femme. Considérée comme une prostituée, malade, accro au Laudanum, comme je vous disais, elle était plus tranquille à confectionner des chapeaux.
Au delà de détails que je n’ai pas, parce qu’il existe peu de témoignages d’Elizabeth elle-même, il semblerait que son entrée dans le milieu fermé de ces artistes controversés aurait pu lui paraître attractif pour d’autres raisons. Artiste, Lizzie l’est elle-même, ou du moins aspire t-elle à le devenir. Elle se passionne pour la poésie depuis son enfance, après, paraît-il, avoir découvert sur une feuille de journal enveloppant une motte de beurre, un poème d’Alfred Tennyson. Elle écrit donc, elle même, des poèmes, dessine, et pratique l’aquarelle. Son entrée dans le milieu foisonnant de l’art du XIXème siècle, aurait été une manière d’y participer, en y pénétrant par l’unique, ou presque, porte lui étant ouverte, celle de modèle. Car, au risque de faire une révélation fracassante, le milieu de l’art n’est pas franchement accueillant pour les femmes de l’époque voulant y participer.
« La Dame de Shalott » SIDDAL Elizabeth, 1853.
Ses dessins, aux influences médiévales, légendes arthuriennes pour la plupart, et sa poésie, charment Dante Gabriel Rossetti. Lui aussi fait partie de la joyeuse bande des Préraphaélites, qui n’était à bien y réfléchir pas très joyeuse, et réclame très vite l’exclusivité de peindre la jeune artiste, si l’on en croit certains témoignages, et ce qui aura probablement un peu foutu la merde au sein de la « Brotherhood ». Réalité ou fiction, il est certain en tout cas qu’il sera celui qui représentera le plus Lizzie dans ses œuvres, tout en l’encourageant elle même à développer son art. Très rapidement, les deux artistes ne se quittent plus, et se fiancent en 1852.
Cette histoire de deux âmes sœurs, partageant amour de la peinture et de la poésie, pourrait sembler idyllique. Sauf que, bien que fiancés, Rossetti et Elizabeth ne se marient pas. Lui semble un peu hésiter à l’idée de devenir l’époux légitime d’une modèle, considérée comme prostituée donc, je le répète, et prend le temps de réfléchir en couchant à droite à gauche, la plupart du temps avec d’autres muses préraphaélites. Disons que Rossetti avait un genre de femmes. Lizzie dira de lui qu’il avait « un besoin maladif d’affection et ne trouve à le satisfaire nulle part ailleurs ». On va dire ça comme ça. Ils resteront donc fiancés, même pas légitimes, pendant plusieurs années.
Je rappelle également que notre héroïne a développé une addiction au laudanum, sa santé est donc plus que précaire, et ajouté à cela que l’amour de Rossetti pour elle tend plus vers l’obsession, la peignant constamment en héroïne romantique, et idéalisant son personnage comme celui de Béatrice, grand amour de Dante, auquel il a piqué le nom. Oui, car il ne s’appelle pas vraiment Dante, mais uniquement Gabriel Rossetti, obsédé par l’auteur et son œuvre, il rajoute son patronyme au sien, et semble imaginer son histoire avec Elizabeth comme une réincarnation de celle de son idole avec Béatrice Portinari.
« Beata Beatrix » ROSSETTI Dante Gabriel, 1864-1870
Enfin bon, dans la tête de Rossetti, c’est un peu la pagaille, la folie du peintre finira par avoir des incidences sur leur couple, et sur Lizzie elle-même, qui est déjà bien amoindrie, autant physiquement que psychologiquement. Malgré son état, elle se fait une place comme artiste, et est la seule femme à exposer lors de l’exposition préraphaélite de Londres en 1857. C’est toujours ça, me direz-vous.
Et le paysage semble continuer de s’éclaircir, puisque Rossetti finira par l’épouser en 1860 (après 8 ans quand même, mais enfin mieux vaut tard que jamais, paraît- il). Ce dénouement heureux n’en est en fait pas un, puisque Lizzie est si malade lors de la cérémonie, qu’elle doit se faire porter jusqu’à l’autel. Une fausse couche finira de détériorer l’état d’Elizabeth, et la jeune artiste décède, d’overdose de laudanum, ou de suicide, selon les versions, le 11 février 1862, achevant son existence d’héroïne romantique à 32 ans.
Si l’histoire se souvient d’Elizabeth Siddal, c’est pour son omniprésence dans les œuvres de l’époque, son physique hors du commun, magnifié et idéalisé par les artistes qu’elle a côtoyé, tandis qu’elle portait sur elle-même un regard bien plus lucide, et simple, à travers notamment un autoportrait d’une simplicité troublante.
Self-portrait, Elizabeth Sidall, 1853
Son histoire d’amour tragique, aux airs de pygmalion, avec Rossetti, a fait d’elle la muse aimée, délaissée, au regard mélancolique et lascif, à travers le pinceau de celui qui l’a aimé comme on aime une icône. Après sa mort, le peintre, inconsolable, la fait enterrer au cimetière de Highgate, accompagnée de son carnet de poèmes. Probablement conscient qu’il vient de mettre sous terre le seul exemplaire d’un recueil de poésie de sa talentueuse femme, il obtient le permis d’exhumer le corps ainsi que le carnet, sept années plus tard, en 1869. L’histoire raconte qu’en récupérant le carnet, sous les yeux de plusieurs témoins, apparut le corps d’Elizabeth, intact, comme parfaitement conservé, et ses cheveux de cuivre auraient continué de pousser, créant ainsi la légende du fantôme d’Highgate. Bram Stoker, un proche de Rossetti, se serait inspiré de cette histoire pour créer le personnage de Lucy Wenstera, dans Dracula.
Muse, beauté singulière, héroïne tragique, shakespearienne, vampire, celle qui alimente tant de fantasmes fut probablement surtout une génie de son époque, une véritable artiste, et femme blessée.
To touch the glove upon her tender hand,
Toucher le gant sur sa tendre main
To watch the jewel sparkle in her ring,
Regarder le bijou scintiller sur son anneau
Lifted my heart into a sudden song
Ont élevé mon cœur dans une soudaine chanson
As when the wild birds sing.
Comme quand les oiseaux sauvages chantent
To touch her shadow on the sunny grass,
Toucher son ombre sur l’herbe ensoleillée
To break her pathway through the darkened wood,
Ouvrir son chemin à travers le bois sombre
Filled all my life with trembling and tears
Rempli toute ma vie de secousses et sanglots
And silence where I stood.
Et de silence là où je me tenais
I watch the shadows gather round my heart,
Je regarde les ombres se rassembler autour de mon cœur,
I live to know that she is gone
Je vis pour savoir qu’elle est partie
Gone gone for ever, like the tender dove
Partie, partie pour toujours, comme la tendre colombe
That left the
Qui a quittée
Ark alone.
L’arche seule
Gone,
Elizabeth Siddal.
Juliette Fayet.
Références :
1 William Holman Hunt, Pre-Raphaelitism and the Pre-Raphaelite Brotherhood, Macmillan, 1905.
2 Paul Franklin Baum, Dante Gabriel Rossetti: An Analytical List of Manuscripts in the Duke University Library, AMS Press, 1966.
Traduction du poème « Gone » effectué avec l’aide d’Oscar Perrin.
La tragique histoire d’Elizabeth Siddal, peintre, poétesse, et éternelle Ophélia.
Nov 2020