Suuns

Quelques mots de Suuns, électriques Acadiens.

 

Il arrive souvent, entre les amours désossés du temps ancien et l’espoir fou d’une poussière échappée du bonheur futur, que le temps se prenne les pieds dans le tapis, cavalcade amusée des motifs qui se plissent avant d’être réajustés. Le retard. Amuse-toi, tant que l’heure n’est pas pile ; il arrivera bientôt qu’un rapace, contre le soleil, lance un cri terrible, et que de son bec s’échappe sous forme d’évidence un dernier avertissement : quand les aiguilles de l’horloge indiqueront l’heure juste tu sauras où regarder.

 

 

 

Deux informations sont cependant certaines : Suuns a sorti un album ce 2 mars et celui-ci s’appelle Felt. Dans la langue de Liam Gallagher, on traduit ainsi le mot français : « feutre« . Il se dit que pendant la rédaction des Considérations Inactuelles, Friedrich Nietzsche prenait souvent un plaisir coupable à brosser son chapeau de feutre mou en pensant aux pauvres lapins belges qu’il avait fallu tondre pour couvrir sa grosse tête. La rumeur est parfois trop folle pour être crédible, les mots s’égarent dans leur fuite, alors quant à fixer, pour les temps futurs, une vérité définitive…

 

Face à notre obligation d’être sérieux, on énoncera néanmoins un autre sens, plus évident, du mot « felt » :  une forme conjuguée du verbe to feel. Que l’on opte pour le passé simple ou le participe passé, tous les indices nous conduisent à penser que cet album se donne un programme que l’on qualifiera, après écoute, d’un adjectif trop évident : cathartique.

 

 

 

 

 

Immédiatement, les canadiens brouillent les pistes : Look no Further ouvre l’album comme pour nous décourager d’y voir plus clair. Mais notre flair est infaillible et dès les premiers sons, dès la première chanson, dès la quatrième chanson, jusqu’à la fin de l’album, on sait que l’on assiste à quelque chose de grandiose. Meilleur album du meilleur groupe du monde si la musique était comme ces haricots rouges à la tomate, vendus en conserve sans ouverture facile. On ne connaît rien du passé de ces petites choses comestibles, on ne sait plus quel ingrédient leur donne cette saveur particulière ; est-ce vraiment bon pour la santé ? L’ambiance est compacte, moderne, tranchante, parfois mathématique, sinusoïdale-cassée.

 

Ceux qui découvriront le groupe grâce à Felt resteront charmés tant que Ben Shemmie leur sifflotera de douces comptines sanskrites à l’oreille ; puis, retombant à l’état banal du reptilien, se feront rampants vicieux, au service d’une cause fielleuse, prêts à mordre, tant l’excitation du doux rêve se résout chez Suuns dans une violence proche de l’inox rouillé, du paradoxe dérangeant de la guerre pour la paix, de la torture amicale.

 

 

 

Dans un monde où il serait vain de chercher du sens, nos amis musiciens se rassembleraient en un point australien du globe terrestre pour boire du jus de coco sans regarder l’heure, le regard rivé à un nuage de mille kilomètres, porteur d’un espoir matinal. Dans un monde où il serait vain de chercher du sens dès le matin, on verrait ces quatre primates écrire des chansons complètement folles et tordues, nous parlant d’une vie entière à s’extasier sur la facilité de quelques singes à rendre le hasard merveilleux.

 

Ne résistez pas à l’idée printanière : ne sentez-vous pas dans l’air comme une légèreté ? Il semblerait qu’à mesure que les jours rallongent, votre vie suspende la pesanteur des jours noirs, sans cesser de rire à chaque nouvelle allusion au bonheur. Vous êtes dans cette vallée lumineuse où les alarmes résonnent en sourdine, elles sont moins criardes, moins dissonantes qu’elles ne le furent ; ou bien est-ce vous qui les entendez d’une autre manière ? Ne vous laissez pas diviser par ce carcan de sensations qui vous pousse à glisser derrière l’oreille une mèche de cheveux rebelles ; il se trouve sous vos doigts un golfe à l’abri des notes pures, où de simples échos traversant la baie arriment solidement les navires en fuite. Rappelez-vous le fol abordage, le chaos septentrional, la terre inconnue, et comme vous avez frissonné en voyant l’obscurité dévorer les brasiers, les bûchers, les flammèches le long des côtes. Le jour s’est depuis longtemps levé sur la fragilité des batailles, les corps flottent, armés d’une souplesse avide des cimes.

 

 

 

Joe Yarmush

 

Dans le même style